Docteur Genta et Monsieur Fred

Docteur Genta et Monsieur Fred Des hommes modernes

Gérald Genta et Fred Samuel ont marqué de leur empreinte l’horlogerie et la joaillerie. Deux personnages audacieux, associés à jamais à des pièces iconiques au style reconnaissable entre mille. Deux noms qui résonnent auprès des amateurs mais qui sont rarement associés. Et pourtant, les deux hommes ont bel et bien travaillé ensemble et se sont même grandement appréciés. Retour sur cette collaboration injustement méconnue.

Le « moderne joaillier créateur » et le designer moderne

L’association entre Gérald Genta et Fred Samuel peut surprendre, tant elle reste largement ignorée. Néanmoins, lorsqu’on s’intéresse au parcours, à la personnalité et à la philosophie des deux hommes, elle semble presque évidente.

L’histoire remonte aux années 70, lorsque Fred Samuel décide de sortir une collection de montres. Certes, la maison commercialise, dès sa création, les « dernières nouveautés de montres » comme décrites dans un article de 1937 : « Admirons cette étonnante collection de breloques d’or, ces montres si élégantes et si originales, qu’elles soient en forme de boules ou bien extra-plates, s’adaptant à toutes les toilettes, aux tailleurs stricts et sportifs comme à la plus fastueuse robe de soirée. » La maison FRED distribue également des montres issues de grandes maisons horlogères, comme l’atteste des catalogues datant des années 60, conservés dans les archives. Cette pratique va se prolonger jusque dans les années 90.

Fred Samuel a toujours été soucieux de modernité. Tandis que, dans les années 20, Paris, alors capitale de la perle, voit arriver avec effroi les perles de culture en provenance du Japon, le jeune homme, au contraire, s’enthousiasme. Il y voit un matériau peu cher et de qualité, idéal pour la création de bijoux, tels les sautoirs des années folles. En 1936, il ouvre sa boutique au 6, rue Royale, en lieu et place de la maison Fouquet : tout un symbole. Dès lors, il n’aura de cesse de rester fidèle à sa réputation de « moderne joaillier créateur » (selon ses propres termes).

Il n’est donc pas étonnant que, pour sa nouvelle aventure horlogère, il décide de se tourner vers une jeune marque, créée en 1969 par un designer de plus en plus réputé : Gérald Genta. À cette époque, le Suisse a déjà signé la Polerouter pour Universal Genève (1954), redonné une nouvelle jeunesse à l’Omega Constellation (1959) et s’apprête à livrer celles que d’aucuns considèrent comme ses créations les plus emblématiques : la Royal Oak d’Audemars Piguet (1972) et la Nautilus de Patek Philippe (1976).

Pourtant, la brillante carrière de Gérald Genta aurait pu être toute autre. En effet, comme le rappelle Alexia Genta, sa fille, l’homme est avant tout un artiste avant d’être un designer. C’est uniquement par pragmatisme qu’il décide d’appliquer son talent de dessinateur à l’horlogerie : parce qu’il faut bien vivre… et parce qu’il vit en Suisse. « S’il avait vécu en France, il aurait travaillé dans la mode. S’il avait vécu en Italie, il aurait travaillé dans l’automobile » résume-t-elle.

Elle rappelle qu’au début de sa carrière, son père partait tous les matins en voiture, dessins sous le bras, pour démarcher les maisons horlogères, en veillant à proposer des projets adaptés au style de chacune. En effet, le métier de « designer horloger » n’existe pas à l’époque. Les créateurs de montres, comme de bijoux, sont d’illustres anonymes qui doivent s’effacer derrière le nom des commanditaires comme, jadis, les architectes des cathédrales.

Une injonction à la discrétion frustrante pour Gérald Genta qui aimerait, comme tout artiste qui se respecte, voir son travail reconnu. Ainsi, si certaines maisons reconnaissent volontiers sa contribution, d’autres attendront qu’il ait littéralement « la côte » pour se réclamer de lui, parfois même à tort. Sans doute est-ce pour s’offrir la liberté de créer qu’il fonde sa propre marque éponyme en 1969.

C’est dans ce contexte que Fred Samuel prend contact. Gérald Genta se rend à la boutique de la rue Royale. La rencontre se passe à merveille et le designer repart avec une commande ferme. Sauf qu’il n’est pas seulement chargé de dessiner un ou plusieurs modèles mais de produire 200 montres le plus rapidement possible. Comment honorer une telle commande dans son modeste atelier regroupant six employés ? Au même moment, il reçoit une autre commande d’envergure en provenance du Japon : les années 70 marquent, en effet, le début de la collaboration entre Genta et Seiko. Fort de ces deux collaborations prestigieuses, le designer ose solliciter les banques pour agrandir son entreprise. Ainsi, FRED aura contribué à l’essor de la propre marque de Gérald Genta.

Le designer est ensuite régulièrement sollicité pour créer des montres en complément d’une parure de bijou, voire même pour réaliser des commandes spéciales. « Il lui arrivait de dessiner devant un grand client rue Royale à la demande de Fred Samuel, et tout cela pouvait se finir autour d’un bon repas. De nouveaux modèles naissaient ainsi, qui étaient ensuite très rapidement lancés » témoigne Évelyne Genta, son épouse.

Association de « bien-faiseurs »

Mais l’association entre Fred Samuel et Gérald Genta n’est pas qu’une affaire d’affaires, c’est avant tout une rencontre amicale entre deux hommes qui partageaient une certaine vision de la joaillerie et de l’horlogerie, empreinte de modernité et d’audace. Le joaillier, qui a déjà collaboré avec des artistes comme Jean Cocteau, Bernard Buffet ou Georges Braque, reconnaît et respecte la fibre artistique de Genta. En résulte des montres au carrefour de la joaillerie, de l’horlogerie et de la sculpture. Exemple avec la montre Pépite, composée de motifs géométriques hexagonaux évoquant la forme de pépites d’or, alternant métal précieux et pavages de diamants. Fabriquée en 1970, elle est exposée au Cincinnati Art Museum en 2021 dans le cadre de l’exposition Simply Brilliant : Artist-Jewelers of the 1960s and 1970s. Autre exemple : la montre Maureen, conçue vers 1976 et dont une version en or, diamants, onyx et corail se trouve toujours dans la collection patrimoniale de la maison FRED.

Fred et Gerald Genta

Rappelons également que Genta a commencé à 15 ans par un apprentissage « à la cheville » chez Ponti Gennari Cie, manufacture de bijouterie-joaillerie et chaîniste, de 1946 à 1950. Le jeune Fred Samuel, lui, commence sa carrière en 1925 chez les frères Worms, grands négociants de pierres et de perles fines, en triant perles et diamants. Leurs débuts en tant qu’humbles apprentis, au contact de la matière première précieuse, n’a pu que renforcer leur entente et l’impression qu’ils parlaient tous deux le même langage.

Le designer suisse est aussi séduit par les qualités humaines de celui qu’on appelle encore aujourd’hui avec déférence « Monsieur Fred ». Un homme loué pour son amabilité, sa générosité et son éternel optimisme. Alexia Genta évoque ainsi une relation fondée sur un profond respect mutuel. Son père est même régulièrement convié aux événements organisés par la maison FRED, comme l’inauguration de la boutique new-yorkaise en 1983. Lors d’une de ces soirées, l’artiste a même le plaisir de rencontrer son actrice préférée : Catherine Deneuve. En 1986, Henri Samuel, fils de Fred et nouveau président de la marque, se voit offrir par ses employés une montre signée Gérald Genta pour ses cinquante ans. Une attention qui en dit long sur les liens du designer avec la famille Samuel.

Dans les années 90, afin de renforcer sa présence en Asie, FRED s’allie au groupe Seiko : la joint venture FRED Japon doit assurer la distribution des bijoux et montres dans l’archipel, ainsi qu’en Corée et à Hong Kong, à l’époque marchés en pleine croissance. C’est pour séduire cette nouvelle clientèle, qui a su conserver une forte identité culturelle, que Gérald Genta est à nouveau sollicité pour créer une collection de montres exclusives pour Hong Kong. Baptisée « Chinese Zodiac », elle intègre des pièces de monnaies en or frappées par la Royal Mint de Londres (rappelons que le territoire est encore colonie britannique, jusqu’à sa rétrocession en 1997).

Entre postérité et héritage

Les deux marques seront rachetées par LVMH : FRED en 1995 (devenant ainsi la première maison de joaillerie à rejoindre le groupe) alors que Gérald Genta est relancée en 2023. Mais dans un cas comme dans l’autre, la famille reste associée à leur destinée. Après les fils de Monsieur Fred, Henri et Jean, c’est sa petite-fille, Valérie, qui intègre l’entreprise familiale, d’abord en tant que directrice de la création et de la fabrication entre 1993 et 1996. Puis, après vingt années passées à naviguer sous d’autres cieux, elle revient à son port d’attache en 2017 pour assumer les rôles de vice-présidente et de directrice artistique. Elle décide alors de reconstituer l’histoire de la maison. Avec Lisa Jasinski et toute l’équipe du nouveau département Patrimoine, elle lance la campagne « FRED cherche FRED » afin de récupérer des modèles anciens. Elles puisent également dans les archives. De leurs recherches naît la première exposition rétrospective « FRED, Joaillier créateur depuis 1936 » au Palais de Tokyo, de septembre à octobre 2022.

Même devoir de mémoire au sein de la famille Genta. Depuis la disparition du « Picasso des montres » en 2011, Évelyne Genta, ambassadrice de Monaco à Londres depuis une décennie, veille, avec l’aide de sa fille Alexia, sur l’héritage foisonnant de son époux. Pour ce faire, elles ont créé l’association Gerald Genta Heritage. Il est vrai que l’homme qu’elles ont tant aimé n’a jamais été autant d’actualité. Certains modèles conçus par Genta, comme l’IWC Ingenieur ou la Credor Locomotive(groupe Seiko), ont été réédités ces dernières années. Quant à ses modèles les plus emblématiques, la Royal Oak et la Nautilus,ils font désormais partie des montres les plus recherchées sur le marché. Une belle revanche lorsqu’on pense qu’au départ, elles avaient laissé une grande partie des amateurs dubitatifs. Il y a fort à parier qu’avec la relance d’Universal Genève par Breitling en 2026, la Polerouterva, de nouveau, voler très haut dans le ciel horloger.


L’autrice tient à remercier Alexia Genta et Pauline Poutrel (archiviste, FRED), pour leur précieuse collaboration, et, à travers elles, la fondation Gerald Genta Heritage et la maison FRED, pour leur bienveillance.

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