Offerte chaque mois par Les Rhabilleurs à ses lecteurs, Belle Lurette propose une plongée parmi les mots qui évoquent le temps, la durée, leur appréhension ou leur souvenance avec autant d’amplitude que peu de précision : poèmes, extraits de romans, citations, etc. Et pourquoi pas à l’avenir un échappement, un pont vers d’autres shapes artistiques ?
Belle Lurette est-elle une tool pour désamorcer une complication imminente lors d’un red bar trop peu étanche ? Une dress pour séduire ou flatter tel aréopage distingué ? Une flieger en vue de baliser un débat éthéré ?
Peu importe : Belle lurette demeure une gada à conserver, puisqu’accessoirement essentielle.
Nicolas, quant à lui, nous fera la faveur au zénith de son éloquence, chevelure spiral(e), de scander ces mots, à sa discrétion, le temps d’une bobine.
Enfin, à ceux qui ignoreraient – encore – ce qu’est une heurette, devenue lurette au fil du temps : une petite heure ? Une demi-heure en Flandres ? Il y a bien plus d’une heure, depuis belle lurette ? Heurette mystérieuse, je guilloche ton nom !
Belle Lurette, une sélection du ressort de Stanislas @rueeverslheure, atteint comme nous autres d’horlogite patentée, toutefois plus indulgent envers les montres peu lisibles que l’art qui le serait tout autant. Encore que !
La galanterie commande d’ouvrir avec une poète, suisse de surcroît !
La pendule arrêtée
C’est une chambre peinte à fresque
Avec de hauts murs lambrissés ;
Lorsque l’on entre, on croirait presque
Rentrer dans les siècles passés.
On éprouve une gêne étrange
Dans cet endroit silencieux :
Il semble que l’on y dérange
Un rendez-vous mystérieux.
Je ne sais point pour quelle cause
L’appartement fut délaissé ;
La fenêtre en est toujours close,
Sous le grand store bien baissé.
Il s’y passa, l’on peut le croire,
Autrefois des faits importants,
Mais nul ne connaît plus l’histoire
Que recouvre la nuit du temps.
On y voit sur la cheminée,
Entre deux flambeaux vermoulus,
Une pendule très ornée
Qui depuis longtemps ne va plus.
Il s’est enfui bien des années
Tandis qu’inactive elle dort,
Ses aiguilles comme enchaînées
Par le silence de la mort.
Que fut l’heure mystérieuse
Dont elles ne sauraient bouger ?
Quelle est la main triste ou joyeuse,
Qui retint le battant léger ?
C’est un secret et je l’ignore,
Un secret que l’oubli scella…
Les meubles seuls pourraient encore
Raconter cette histoire-là ;
Car dans la vieille et triste chambre
Tout parle encor du temps ancien,
Même le léger parfum d’ambre
Qui vous saisit lorsqu’on y vient.
Les ans, dans leur marche sévère.
Ont fui, par les jours emportés,
Mais la pendule solitaire
Ne les a pas même comptés.
Il n’est plus qu’une heure pour elle,
Heure égale à l’éternité,
Et cette heure unique c’est celle
Où son battant fut arrêté.
Ainsi parfois sur cette terre
Où nous avons été placés,
Nous rencontrons, triste mystère,
Des cœurs vivant aux jours passés.
Comme la pendule fidèle
Dans la salle aux lambris doré,
Ils se sont de l’heure actuelle
Volontairement séparés.
Pour eux aussi, toute la vie,
L’instant présent et l’avenir,
Est dans une heure évanouie
Qui ne doit jamais revenir…
Le temps a beau marcher sans trêve,
Ils ne l’entendent pas couler,
Et trop absorbés par leur rêve,
Ils ne peuvent s’en éveiller.
Qu’importe si les jours s’amassent,
Qu’il soit le matin ou le soir,
Que les ans s’arrêtent ou passent,
Ils ne veulent pas le savoir.
Désormais, leur être demeure
Sur le même point arrêté ;
Ils ne connaissent plus qu’une heure,
Et c’est pour eux l’éternité.
Alice de Chambrier, février 1881