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Les vêtements usés

Les vêtements usés Deux faces d'une même pièce

Avec un marché estimé à un milliard d’euros pour la mode et les accessoires d’occasion, et deux fois plus en 2030, ce n’est un scoop pour personne, les produits de seconde main connaissent un retour en grâce spectaculaire. Montres, vêtements, souliers, mais également Hi-Fi, vélos ou mobilier, le mouvement a conquis de nombreux domaines et les raisons derrière cet engouement sont aussi diverses que nombreuses, qu’elles soient relatives à l’écologie, à l’économie, ou à une recherche d’authenticité.

Surtout, le retour en force de l’ancien a remis à l’honneur la patine, oeuvre du temps, fruit de la patience et du soin apporté à l’objet. Elle témoigne d’une certaine qualité de fabrication, ce qui lui aura permis de traverser le temps jusqu’à aujourd’hui. Appréciée des connaisseurs, elle jouit d’une grande popularité, en témoigne le succès des patines artificielles ayant pour but de recréer  — avec plus ou moins de bonheur — son esthétique particulière. 

La patine naturelle d’un portefeuille vieux de 120 ans
La patine naturelle d’un portefeuille vieux de 120 ans

Mais si la patine est un atout indéniable, sa petite soeur l’usure est souvent la face malaimée de la même pièce. 

Un soulier au cuir sublimé par dix années de cirage méticuleux sera vite mis au rebut lorsque les premières crevasses apparaîtront — inéluctablement — sur les plis d’aisance. Idem pour une chemise, dont le col élimé la conduira à coup sur au placard à chiffons, ou pour une cravate au bord trop usé. Seule exception qui confirme la règle, le jean, qui est quant à lui victime de l’excès inverse, puisqu’il se vend même pré-vieilli, parfois réduit à quelques vulgaires bouts de ficelle.  

Le vêtement comme une seconde peau

Pourtant, certains — dont je fais partie — continuent de porter des habits dont l’état de vieillissement dépasse de loin les convenances sociales. A l’heure de jeter un vêtement, ils finissent toujours par s’abstenir, prétextant qu’il pourra bien encore être porté une fois ou deux. Ma penderie renferme même une sélection de chemises « à porter avec un pull uniquement » (afin d’en montrer le moins possible) dont je n’arrive pas à me débarrasser, et dont je n’ai d’ailleurs pas l’envie de le faire. Mais qu’est ce qui les pousse à s’accrocher ainsi à leurs habits ? 

Même si elles n’en sont pas moins légitimes, les raisons ne sont pas à chercher du côté de l’écologie ou de l’économie, mais plus probablement dans une affection pour l’élégance légèrement surannée qui se perd peu à peu. Le « Chic fatigué » du duc de Windsor ou du prince Charles chez les Britanniques, la fausse nonchalance de Giani Agnelli chez les Italiens, ou encore chez nous le style gentleman farmer de Philippe Noiret ont tous en commun l’amour des vieux habits, parfois usés.

 

D’ailleurs, il suffit d’écouter Yves Saint Laurent qui en connaît un rayon en matière d’élégance : « Plus on porte mes vêtements, plus ils sont beaux » disait-il. C’est le même principe que l’on retrouve chez certains aristocrates anglais qui avaient pour habitude dit-on de faire porter leurs habits neufs par leur valet, le temps d’en casser l’aspect lisse et immaculé. Avec l’usage, le tissu épouse la silhouette de celui qu’il habille. Il abandonne sa forme première, mécanisée, standardisée, et, pour peu qu’on lui en laisse le temps, va acquérir une seconde, presque humaine. C’est là une des clés de l’homme élégant, dans cette impression que ses vêtements lui vont, précisément, comme un gant. Comme une seconde peau. 

Un jeu délicat

Mais continuer à porter des habits fatigués par des années voire décennies d’utilisation est un jeu délicat, dont tout l’art peut se résumer à l’équilibre instable entre le trop peu et le pas assez. Pour commencer, certaines pièces sont plus faciles à porter que d’autres. Une veste en coton huilé — type Barbour — peut être rapiécée, élimée, trouée, sans que cela ne choque outre mesure, ce qui est loin d’être aussi évident pour une chemise ou un costume. Assez instinctivement, on peut affirmer que moins une pièce est formelle, plus son usure est acceptée. 

Par ailleurs, si selon l’adage bien connu il vaut mieux éviter de porter plus d’un élément neuf à la fois, l’inverse est également vrai. De vieux souliers, un costume avachi et une chemise élimée dans une même tenue vous feront d’avantage ressembler à un écrivain en attente du succès qu’à un parangon d’élégance. Mieux vaut se contenter d’une pièce à la fois, afin de préserver ce fameux équilibre entre le neuf et l’ancien. 

Chemise de 6 ans par Guillaume Lancelot

Enfin, usure n’est pas négligence. Si le vêtement est un langage magnifique, les habits en sont les mots qu’il convient de ne pas maltraiter. Mieux encore, il est nécessaire d’en prendre grand soin. D’ailleurs ils ne demandent que ça. Passé dix ans, un soulier se glace avec beaucoup de facilité. Le pli du pantalon se place tout seul en le repassant. L’art de porter des vêtements usés est déjà suffisamment délicat, y ajouter celui du vêtement mal entretenu relèverait du mauvais goût. 

Il y a également quelques solutions simples pour reculer au maximum le jour fatidique, inéluctable, où l’on devra laisser telle ou telle pièce trop fatiguée au vestiaire. Faire faire un ressemelage sur une paire de soulier peut lui donner une seconde jeunesse, c’est bien connu. En revanche, il est curieusement moins courant de faire changer un col de chemise alors que c’est une opération relativement peu couteuse et ô combien satisfaisante. On peut en effet en profiter, pour peu que l’on aille chez un bon chemisier, pour le redessiner selon ses goûts : plus haut, moins ouvert, opter pour un col anglais… J’ai eu l’occasion de le faire il y a quelques années chez l’excellent Cydonia Courtot, rue de Rennes à Paris. Un bon retoucheur fera également des miracles pour sauver une veste ou un costume. Etre entouré de bons artisans, voilà un secret pour garder longtemps ses vêtements. 

Cravate de 40 ans par Guillaume Lancelot

Au bout du compte, ce qui nous touche dans ces tissus élimés et ces cuirs abimés, c’est la poésie des objets. On devine l’histoire qu’ils portent, les souvenirs qu’ils racontent. D’ailleurs, Balzac, dans son Traité de l’Elégance Masculine se livre avec beaucoup de talent à l’exercice : « Vous admirerez l’homme d’affaires dans l’enflure de la poche aux carnets ; le flâneur, dans la dislocation des goussets, où il met souvent ses mains ; le boutiquier, dans l’ouverture extraordinaire des poches, qui bâillent toujours, comme pour se plaindre d’être privées de leurs paquets habituels. Enfin, un collet plus ou moins propre, poudré, pommadé, usé ; des boutonnières plus ou moins flétries ; une basque pendante, la fermeté d’un bougran neuf, sont les diagnostics infaillibles des professions, des mœurs ou des habitudes ».

Les vêtements usés sont des livres, n’oublions pas de les sortir de leur bibliothèque de temps en temps. 

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